Depuis la fin des années 1960, on assiste en Occident à un « réenchantement du monde ». Les individus modernes redéfinissent leur rapport au divin en élaborant par eux-mêmes le sens de leur vie. Ils empruntent, mélangent, bricolent et transforment les multiples ressources spirituelles qu’ils croisent au cours de leur existence pour se les approprier et fabriquer ainsi du sens qui réponde à leurs besoins et soulage leur anxiété.
La fin de la religion ?
Le XIXe siècle fut marqué par l’essor du capitalisme et une foi inconditionnelle envers la science qui allait régler tous les problèmes de l’humanité. La raison était alors devenue le principe directeur et la norme transcendantale de la société occidentale. Émile Durkheim (1858-1917), un des pères fondateurs de la sociologie, avait prédit que la science allait détrôner les anciennes croyances et que la religion allait ainsi disparaître. Max Weber (1964-1920), un contemporain de Durkheim, voyait dans ce qu’il nommait le « désenchantement du monde » l’aboutissement du processus de rationalisation inhérent au capitalisme. Ce « désenchantement » signifiait l’élimination progressive de la magie et du surnaturel comme moyens de comprendre et de maîtriser le monde.
Cependant, à la même époque d’autres penseurs ont porté un regard différent sur les enjeux qui se nouaient autour de la religion et de la science. Pour leur part, Georges Simmel (1858-1918) ou William James (1842-1910) avaient anticipé que l’urbanisation, l’industrialisation, la rupture des liens sociaux et la fragmentation de la vie moderne allaient pousser les individus à une profonde quête de transcendance pour pouvoir garder un équilibre psychologique. De ce fait, ils prévoyaient que la modernité allait engendrer de nouvelles formes de religiosité. Les études sur le religieux contemporain confirment aujourd’hui ces prédictions. En effet, depuis la fin des années 1960, on assiste au Québec, tout comme dans le reste du monde occidental, à une transformation des comportements religieux. Les recherches démontrent que les groupes religieux se sont multipliés et atomisés sous l’effet de la mobilité, des croisements et des cumuls des identités religieuses.
Les « fidèles sans Église »
La science a failli à ses promesses car elle ne peut répondre aux grandes questions existentielles. La rationalisation a placé le monde dans un univers d’incertitudes dépourvu de sens ; on ne croit plus à la raison ni au progrès, le futur est perçu comme une menace. De plus en plus d’individus se tournent vers la spiritualité qui apparaît comme une ressource pour redonner du sens, notamment face aux épreuves de la vie. Si pour certains la recrudescence du religieux fut une surprise, pour d’autres son éclipse ne fut que temporaire si ce n’est illusoire. Il n’y aurait pas eu disparition mais recomposition des religions. D’un point de vue historique, la plupart des éléments des spiritualités alternatives contemporaines étaient déjà présents au début du XXe siècle et même avant, mis à part les Wiccas et le mythe séculier des soucoupes volantes apparus dans les années 1950.
Beaucoup de personnes préfèrent utiliser aujourd’hui le terme spiritualité à celui de religion pour parler de leurs pratiques. On les appelle dans les pays anglo-saxons des « unchurched », c’est-à-dire des « fidèles sans Église ». La relation au sacré est personnelle et non pas institutionnelle. Les gens sont en quête d’une vérité plus proche des valeurs et des besoins quotidiens et recherchent désormais le salut sur terre. On se détourne des explications des grandes institutions religieuses pour aller vers de nouvelles formes de croyances et de nouvelles approches. De nouveaux groupes non conformistes ont émergé, dont certains sont peu établis et informels. Apparaît aussi une mystique laïque qui embrasse le cosmos, la science, la psychologie. Nombreux sont ceux qui rejettent la religion catholique dans laquelle ils ont grandi car ils la trouvent trop dogmatique.
L’itinéraire de sens et le parcours du pèlerin
L’individu moderne en quête de son univers de sens explore toutes sortes de courants spirituels, « bricole », ajuste et fait évoluer ses croyances et ses pratiques rituelles au fil de ses expériences et de ses besoins. On parle d’ « itinéraire de sens » et de « parcours du pèlerin ». Dans sa nouvelle forme, le religieux a donc perdu sa fonction sociale et investit la sphère privée et individuelle. Le sens autrefois détenu en commun s’est fragmenté en une myriade de sens individuels. Une conception du monde unique ou une vérité absolue ne sont plus envisageables. L’emphase est mise sur l’idée de « prendre en charge la responsabilité de sa vie spirituelle », de « faire ce qui nous semble bien » et de « voir ce qui marche pour soi ». L’efficacité de la pratique et l’expérience personnelle forment la base empirique de la foi des individus.
Les nouveaux « pèlerins » sont nomades, avides de liberté et de transformations. Libérés du poids de la tradition, des vieilles croyances et du carcan de l’appartenance, ils refusent de s’enfermer dans de quelconques paramètres et évoluent dans une réactualisation permanente du soi. Ils voyagent, vivent toutes sortes d’expériences exotiques et évoluent dans une dimension transnationale et cosmopolite. Les réalités globales et les réalités locales s’interconnectent du fait d’une connectivité généralisée du monde. Dans le cas du Nouvel Âge, les connexions se sont faites dans le sens inverse des pôles d’attraction néolibéraux : les « pèlerins » vont rechercher des expériences mystiques dans des horizons culturels reniés ou distancés par la modernité : le monde autochtone, la nature, l’orient.
Prendre, mélanger, consommer
Les ressources spirituelles voyagent elles aussi. Autrefois rattachées au territoire qui les a vues naître, elles sont désormais volatiles, facilement accessibles, on peut les prendre, les essayer, les garder ou les rejeter comme des biens de consommation. L’immense choix religieux aboutit à une pratique individualisée, une sorte de « package » sur mesure que chacun se fabrique selon ses besoins du moment présent.. Le « pèlerin » devient malgré lui consommateur de biens spirituels, ce qui a pour danger de laminer le sens au fur et à mesure que les biens sont consommés. Le champ religieux est pris dans les mêmes dynamiques de marché que l’ensemble de la société, même si paradoxalement certains courants sont nés d’une contestation de la société de consommation.
Ce libre accès aux religions du monde représente une première dans l’histoire de l’humanité. L’ouverture du monde global a donné naissance à des comportements hybrides : on prend et on mélange. Par exemple des nonnes catholiques vont pratiquer la méditation bouddhiste pour renforcer leur dévotion, des anglicans apprennent la danse en spirale et des druides enseignent la programmation neurolinguistique, une soufie récite ses prières en posture de zazen. De même, les pratiquants du yoga rencontrés à l’ashram Sivananda de Val-Morin ne se contentent pas de pratiquer un yoga incluant des rituels hindouistes. Ils s’adonnent bien souvent à de nombreuses autres pratiques spirituelles. Des personnes sont par exemple à la fois chrétiennes et bouddhistes ou encore juives et hindouistes, et pratiquent en même temps la voyance, le reiki, ou encore assistent à des rituels amérindiens. On qualifie une telle posture religieuse sous le terme de « multireligiosité » et celle-ci n’est pas le seul apanage des Occidentaux. On la retrouve partout dans le monde.
La plupart des recherches tendent à prouver que la pluralité est plutôt bénéfique que problématique. Les points de vue religieux alternatifs ne mettraient pas en danger les croyances religieuses ; le pluralisme peut même les renforcer. La rencontre avec l’Autre apporte de nouvelles ressources théologiques, psychologiques et sociales qui aident à construire une vie plus riche. La multiplicité des ressources est aussi un facteur positif dans les processus de guérison ou plus généralement lorsque les gens sont confrontés à l’adversité. Ils vont chercher des solutions pratiques et multiples, certaines religieuses, d’autres pas et vont puiser dans leur propres inventaires de prières et de rituels pour retrouver la santé ou le bien-être. Ils ont recours à des alternatives religieuses multiples qui se présentent à eux dans un entrelacs de sens et de symboles empruntés aux multiples religions croisées au cours de leur vie.
Les bienfaits de la diversité religieuse
La diversité religieuse favorise aussi les liens d’entraide et les nouvelles formes de convivialité. Les recherches attestent que dans le domaine religieux, la convivialité entre les différents groupes ethniques est bien plus remarquable que les conflits et les tensions. Le pluralisme religieux participe au vivre-ensemble et à l’inclusion, ce qui vient déconstruire l’idée généralement admise que la religion est source de conflit et de division sociale, idée qui prévaut en raison du développement des radicalismes au nom de la religion.
La multireligiosité va de paire avec le cosmopolitisme. Celui-ci se définit comme « une posture intellectuelle et esthétique » fondée sur une ouverture aux autres cultures et qui permet aux individus de naviguer dans un univers de sens qui leur est étranger. Le concept d’esthétique vient de l’aisthêsis ou la faculté de sentir et de percevoir par les sens. En tenant compte des affects et de la globalité du vivant, l’approche esthétique propose une expérience autre que l’expérience scientifique et se pose avant tout comme un principe humanisant et reliant. Si des personnes cosmopolites venues de divers horizons partagent un même espace, elles sont amenées à développer tout naturellement de nouveaux espaces relationnels et de nouvelles formes de socialité. Cette socialité cosmopolite repose sur un concept kantien qui reconnaît une humanité commune et la capacité humaine à élargir à travers la sociabilité son cercle d’identification, d’appartenance et de relations sociales. En un mot, les gens sont capables de développer des relations fondées sur une expérience commune en dépit des différences. Ceci entre parfaitement en adéquation avec le mot d’ordre de Sivananda « Unité dans la diversité ».
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